« Je me souviendrai des maisons qui nous ouvraient leur porte »

Eté 1942.

Saillagouse, au coeur du plateau cerdan dans les Pyrénées-Orientales.

Un jeune homme de 21 ans du nom d’Antoine Cayrol, aidé de son ami Maurice Briand (19 ans), devient passeur et agent de liaison pour un réseau de passages clandestins en Espagne.

Pendant deux ans, il mène une double vie : boucher le jour, résistant la nuit. Il travaille avec Josep Mas, un républicain originaire de Ripoll qui monte un maquis de guerilleros à Llo puis à Sainte-Léocadie.

Grâce à son action, des centaines de personnes pourront passer la frontière et avec eux les courriers qui transitent vers la France libre à Alger.

Pendant cette période de chaos et d’engagement, il écrit ses premiers poèmes.

Maurice Briand, parti rejoindre le Maquis d’Auvergne, fut arrêté le 27 mai 1944. Il mourut en déportation à Neuengamme. Josep Mas mourut peu de temps après la Libération, en mai 1946.

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1950.

Antoine regarde l’hiver s’installer sur la Cerdagne. Il trace les premiers mots du poème Ara que l’hivern – A présent que l’hiver :

A présent que l’hiver emporte

cric-crac, les couleurs de l’automne

qui font leurs adieux depuis la porte ;

à présent que les arbres hérissent

un branchage échevelé,

ensorcelant un cortège fou ; …..

Présent, passé, présent : le poème se déploie en trois mouvements.

1er mouvement – Paysage de l’hiver

Les couleurs de l’Automne ont été chassées. Le branchage échevelé des arbres évoque un cortège fou. Les nuages lancent des fauconnades (els nuvols regiren falconades silencioses). L’espace crisse comme verre (per l’espai que cruix com vidre). Le froid pique les chairs. Les villages se font petits (els pobles es fan petits), se pelotonnent.

La peur, la torture, les rafles : derrière l’hiver pyrénéen percent les stigmates d’un autre hiver, celui de l’Occupation.

2ème mouvementla Résistance

De ce paysage émerge le souvenir de la Résistance sous la forme d’un je me souviendraiJo recordaré répété en début de strophe comme une formule incantatoire. Un « je me souviens » au futur, comme pour dire la volonté de transmettre, faire vivre la mémoire. Un ressouvenir qui s’élève lentement dans l’espace.

Je me souviendrai de ce jour

où nous passions le col

avec dix hommes de l’Algérie.

Je me souviendrai de ce jour

où la Gestapo nous suivait

pistant dans la neige le sang tiède.

Je me souviendrai des maisons

qui nous ouvraient leur porte,

brèche dans la nuit glacée.

Je me souviendrai de Mas

passant des gens fuyant la France

un jour de tempête.

Je me souviendrai de Jean,

Josep, Boris et Maurice

qui mourut là-bas à Neuengamme.

Cinq strophes simples qui rappellent les actes de bravoure, la peur de la Gestapo, les compagnons disparus mais aussi la solidarité de ceux qui ouvraient leur porte, brèche dans la nuit glacée (escletxa en la nit gelada).

Troisième mouvementla veillée

Dernier mouvement. Antoine revient à la veillée qui se prépare chez ses parents avec ses camarades.

A présent, les camarades entreront

s’enlevant la neige à la porte.

Leurs yeux étincelleront…

Retour au présent, dans son humble simplicité, près du feu. On discute de la guerre et de l’actualité. Le père parle de ses moutons, la mère sert du vin chaud et tous signent l’Appel de Stockholm.

Présent-Passé-Présent : le poème s’est déployé, a dit ce qu’il avait à dire, laissant en nous une profonde émotion.

Antoine publiera Ara que l’hivernA présent que l’hiver dans son premier recueil, La Guattla i la garbaLa Caille et la gerbe paru en 1951. Il adopte alors définitivement le nom littéraire de Jordi Pere Cerdà.

Poème et traduction à retrouver dans JP Cerdà, Comme sous un flot de sève, La Rumeur libre, 2020, p. 30-35.

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Traduisant Cerdà est une série qui rassemble impressions et notes prises pendant la traduction des poèmes de Jordi Pere Cerdà.

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