Les valets du Mas Rondola (Els mossos del Mas Rondola) est un poème à part dans la production de Cerdà. Mûri dans les années 1940 et publié en 1950 dans le recueil La Guatlla i la garba, il est construit sur le modèle d’une chanson composée d’éléments syntaxiques et lexicaux pris au répertoire des corrandes, airs populaires catalans. Comme Lorca le fait avec la culture populaire andalouse, Cerdà utilise la littérature populaire comme matière première. Il reprend des formules que l’on retrouve par exemple collectées par l’historien Pierre Vidal dans le Cansoner català de Rosselló y de Cerdanya (1885).
Ainsi De cançons i de corrandes vos en cantarem deu mil fait écho à De cansos j’an cantaria et à de cansos y de follies. Aqui dalt de la muntanya tinc la rosa al frec del riu rappelle Aqui dalt de la montanya hi ha un pomer florit. Mestressa que volem beure rappelle mestressa d’aquesta casa. Ces chansons populaires sont pour lui aqueixa meravella amagada, cette merveille cachée qui l’imprègne et qu’il collecte (voir : JPC, Cants populars de la Cerdanya i el Rosselló, ed. de Jordi Julià i Pere Balart, Ed. Mediterrània, 2016).
Le poème évoque les valets de ferme du Mas Rondola qui descendent au village de Saillagouse en faisant sonner leurs savates com tambors de pabordesses pour attirer l’attention des jeunes filles au regard de lézard (de lluertera mirada). Qui sont ces pabordesses ? Pierre Vidal nous en donne une définition dans son étude sur les Cansons del Pandero :

Les pabordesses sont de jeunes filles désignées pour orner l’autel de la Vierge et quêter, les jours de fête, au profit de cet autel. Elles passent de maisons en maisons et charment les maîtresses en faisant leur éloge, accompagnées de leur pandero, un grand tambour carré. Il peut y avoir aussi dans leurs chansons une dimension satirique. Elles étaient chaperonnées par une pabordessa douairière.

Pour les traduire, j’ai choisi le mot rosières – jeunes filles à marier choisies pour entretenir l’autel de la Vierge. J’étais très tenté d’inventer le mot Pabourdesse en français mais je n’ai pas osé.
Je n’avais pas encore lu Antoine Berman, La Traduction et le lettre ou L’auberge du lointain et notamment le chapitre intitulé la néologie et les dimensions de la littéralité dans l’étude de la traduction du Paradis perdu de Milton par Chateaubriand où il est dit que la néologie est nécessaire quand la langue d’origine exprime une réalité qui n’existe pas en français :
La traduction littérale est nécessairement néologique. Que cela surprenne encore, voilà qui est surprenant. Car toute grande traduction se signale par sa richesse néologique, même quand l’original n’en comporte pas. Amyot n’hésitait pas, en traduisant Plutarque, à créer par centaine des termes comme atome, enthousiasme, horizon, rythme, gangrène, devenus depuis courants dans notre langue. (A. Berman, La traduction et la lettre, Seuil, pp.108-109)
La lecture d’Antoine Berman est une lecture lumineuse qui tente de définir une éthique de la traduction et liste un certain nombre d’écueils à éviter. L’essai comporte trois études passionnantes : l’une sur Holderlin traducteur de Sophocle, l’autre sur Chateaubriand traducteur de Milton et la dernière sur l’Enéide de Klossovski. Cette lecture a transformé et clarifié ma vision de la traduction.
Peut-être que ces pabordesses auraient mérité mieux qu’un équivalent comme Rosière qui les cantonne à quelque chose de moral et de passif. Pabourdesse aurait conservé la dimension musicale, chantante, truculente des jeunes femmes allant de maisons en maisons. Pabourdesse aurait manifesté toute la part d’invention et d’improvisation de ces femmes.
La prochaine fois, j’inventerai !
Les valets du Mas de Ronda, / quand ils descendent à Saillagouse, / font sonner leurs savates / comme tambours de pabourdesses.
En complément :
> Un poème tissé de chansons ne pouvait qu’être chanté. Voici l’interprétation de Manel Lluis i Tatjé :
> Des artistes catalans continuent de faire vivre l’art du pandero, un art de l’improvisation (et de la peinture sur tambour qui fait de l’instrument un véritable tableau) :
> Le duo Chant-tambour est universel. Saut dans l’espace avec ce chant de tambour inuit du Nunavut :
> Enfin, il faut savoir que le Mas Rondola existe toujours :

Traduisant Cerdà est une série qui rassemble impressions et notes prises pendant la traduction des poèmes de Jordi Pere Cerdà.
