Dans le poème Com Braus (Comme des taureaux), issu du recueil des Cerdanaises (1954-1961), Jordi Pere Cerdà se met en scène à l’aube : face aux montagnes qui émergent comme des taureaux, le poète offre à leurs mufles la rosée de la nuit. Il y a dans ce poème-offrande une dimension cosmogonique qui rappelle certains poèmes amérindiens (voir par exemple Pierrette Paule Désy, Ethnopoétique amérindienne, 1990). Jean-Baptiste Para évoque Comme des taureaux dans un très beau texte intitulé Le Poème, le sacrifice. Ce face à face entre les montagnes puissantes et sauvages et le poète, ni laboureur ni mendiant, étranger à lui-même, leur présentant quelques gouttes d’eau en signe d’amitié, m’avait beaucoup touché. Mais au début, je ne savais pas quoi faire de tous ces comme. Sept au total pour un poème relativement court, revenant comme une litanie, du titre au dernier vers : comme des taureaux… comme quatre épis vous êtes … comme quatre pommes vous êtes… comme des taureaux vous êtes montagnes, comme des taureaux qui relèvent la tête… Comme des taureaux vous êtes… comme une offrande d’amitié. Mon premier réflexe fut de les gommer – Taureaux vous êtes– ou de les remplacer – Pareil à des taureaux – car ils me paraissaient rugueux et inélégants. Pourtant, mes petites opérations de contournement ne me satisfaisaient pas.
En faisant des recherches sur les théories de la traduction, je suis tombé sur un essai d’Henri Meschonnic en trois volumes : Pour la poétique. Il était en réserve à la bibliothèque universitaire dans son édition originale de 1970-1973 parue chez Gallimard dans la collection Le Chemin dirigée par Georges Lambrichs. Je n’avais jamais lu Meschonnic. Même si, il faut bien l’avouer, je ne comprenais pas tout, à l’évidence j’avais sous les yeux quelque chose de fondamental et de révolutionnaire, très loin des manuels de trucs et astuces du traducteur.

Je fus aidé dans ma lecture par un annotateur anonyme qui avait surligné certaines phrases au crayon avec une attention particulière pour le chapitre Poétique de la traduction. Pour lui aussi cette lecture semblait poignante : il y avait des points d’exclamation, des surlignements frénétiques, des accolades qui révélaient des moments d’enthousiasmes, de chocs et de surprises. J’ai aimé me mettre dans ses pas, l’imaginant en traducteur.

Décentrement, annexion, poétisation…, autant de concepts qui ont changé ma façon de traduire. Il fallait que je me dépouille définitivement de cette domination esthétisante (Pour la poétique II, p.315), cette soi-disant élégance littéraire qui menaçait la part d’étrangeté du texte à traduire et qui tirait le français vers une langue normative pour reprendre l’expression d’Antoine Berman découvert plus tard (La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Seuil, 1999, p.35, Les deux principes de la traduction ethnocentrique).
Et le Comme fit son grand retour : il me parut soudain essentiel et central, ce qu’il était en catalan. Sa répétition rythmait le poème, créant un sentiment d’élévation intérieure, par palier. Abandonnant mes préjugés, je le laissais s’épanouir librement :


Henri Meschonnic l’avait écrit dans L’organisation métaphorique (Pour la poétique, p.121) :
La pratique de la poésie, au contraire des idées toutes faites, révèle en comme le « sésame » d’un rapport nouveau, du mystère possible, le mot même qui signifie « poésie », depuis le Comme de Desnos (Comme, je dis comme et tout se métamorphose […]) jusqu’au livre de Marcelin Pleynet intitulé Comme, poésie et au vers de Michel Deguy : Ma vie / Le mystère du comme. Depuis les beau comme des Chants de Maldoror jusqu’aux déclarations de Breton : Le mot le plus exaltant dont nous disposions est le mot COMME, que ce mot soit prononcé ou tu, qui tout en refusant une distinction déclarée formelle, appuient pertinemment sur l’originalité syntagmatique de la comparaison, qui est à la fois un pouvoir de retardement, et l’introduction de l’histoire, du récit, dans une figure en elle-même intemporelle.
Comme, le mot même qui signifie poésie…

Traduisant Cerdà est une série qui rassemble impressions et notes prises pendant la traduction des poèmes de Jordi Pere Cerdà.
