Franchi le lac de Vinça, juste après le village de Marquixanes, la route taille dans la montagne un long chemin sinueux qui mène au prieuré de Marcevol. Sur place, malgré la brume, le matin laisse voir la silhouette du Canigou de l’autre côté de la vallée de la Têt. Le prieuré au premier plan en est comme une réplique miniature grise et rose. Je déplie les instructions dessinées sur un bout de papier : prendre la ligne qui longe le village puis le deuxième chemin vers la droite.
Les Pyrénées disparaissent bientôt et le regard se porte à l’Orient, vers la mer. Le chemin est beau dans ce décor de plateau sauvage mais, à force de marcher, est-ce encore la bonne route, le bon lacet ? Un éclat de lumière dans la montagne lève le doute. Au virage suivant, Michel Latte attend sur le chemin à l’heure dite. Il ressemble à un ermite avec sa barbe nouée. Nous discutons un moment puis nous prenons la sente qui serpente entre les cistes en fleur. Michel me mène à son ermitage comme l’aurait fait un de ces mangeurs de brume dont parlent les poètes chinois.
L’abri de lumière est une cabane de berger en pierres sèches, un orry, entouré aujourd’hui d’arbustes mais jadis de landes pour les brebis. Adossé à un rocher, il est fermé par une grosse pierre de voûte. Il y a un an, Michel Latte a enveloppé de couvertures de survie dorées certaines pierres extérieures et intérieures. De toutes les oeuvres installées à Marcevol elle est la seule survivante et c’est pour assister à son démontage que Michel m’a invité. Après un tour d’ensemble, je rentre dans l’abri. Sur le pas de la porte, un être malicieux a placé un emballage de papillotte doré entre deux pierres. Mais c’est la nature plus que les hommes qui a usé l’oeuvre. L’eau infiltrée a innondé la couverture du sol. L’or est mêlée de boue, fâné par endroit. Je m’assois sur un bout de bois, en tailleur face à la porte. Les dorures forment une spirale ascendante vers la clé de voûte, un ciel étoilé. Les jours de vent, l’air circule de haut en bas.
L’abri réveille tout un imaginaire : de la tente mongole au temple bouddhiste, de la grotte à la chambre funéraire. Un monde en petit où luit cette pâle lueur dorée des maisons japonaises dont parle Junichiro Tanizaki dans l’Eloge de l’ombre :
Maintenant, allez jusqu’à la pièce la plus reculée, tout au fond d’un de ces vastes bâtiments ; les cloisons mobiles et les paravents dorés, placés dans une obscurité qu’aucune lumière extérieure ne pénètrent jamais, captent l’extrême pointe de la clarté du lointain jardin dont je ne sais combien de salles les séparent : n’avez vous jamais aperçu leurs reflets iréels comme un songe ? Ces reflets, pareils à une ligne d’horizon au crépuscule, diffusent dans la pénombre environnante une pâle lueur dorée, et je doute que nulle part ailleurs l’or puisse avoir une beauté plus poignante.
Je ferme les yeux et tout un monde émerge du voile de mes paupières :
un paysage traversé de coulées d’or,
des rochers comme des bijoux,
un tombeau habité par des racines noueuses,
des hommes et des femmes scintillant dans la prairie,
la neige enveloppant les arbres,
une mare d’or au pied d’un dolmen, d’où pourrait partir un arc-en-ciel,
un fantôme au fond d’une chambre,
une bouche de pierre ouverte,
des chevaux et des grandes feuilles d’or étendues à une corde, comme le linge d’un peuple inconnu,
une montagne à museau de chien,
un chamane lâchant une âme au vent,
et partout l’impression qu’on a gratté le monde par endroit pour en faire ressortir la beauté.
Je rouvre les yeux. La porte est un rectangle vert barré de ciel.
De l’abri partent plusieurs sentiers entre les cistes. Pendant que Michel défait son oeuvre, je les explore. L’un mène à un ruisseau, l’autre à une pierre, un autre à un bois. Parmi les ronces, brille une une dorure que le vent a fait voler et qu’il faut recueillir pour laisser le paysage intact.
L’oeuvre s’efface peu à peu. Bientôt elle ne sera plus qu’un souvenir, une photographie, une émotion. Au lieu de recouvrir d’un linceul le corps de l’oeuvre défunte, l’artiste la découvre peu à peu. Il la fait disparaître en la dévoilant.
Il est temps pour moi de repartir. Après un dernier coup d’oeil en arrière, je reprends le chemin en sens inverse, vers l’Ouest, ému comme l’est le dernier témoin. Michel reste seul à accomplir son rite funéraire inversé.
[Vers l’abri de lumière est la préface d’Art et paysage en survie, Pyrénées orientales (ed. Michel Latte, 2019) qui témoigne de 10 ans d’installations sur le site de Marcevol].